Professeur à Sciences Po et expert dans les relations chine-afrique. interview exclusive.
Mining&Business Magazine : Bonjour Professeur. Merci de nous accorder cet entretien par téléphone. Tout d’abord, comment vous portez-vous en ces temps de confinement?
Bertrand Badie : je trouve le temps un peu long… J’ai dû annuler les missions qui étaient planifiées de longue date. Mais cela m’a permis d’écrire un bouquin que j’appellerai « confinement » d’ailleurs. Mais, voyez-vous, j’en ai assez d’être pointé du doigt comme étant le maillon faible, le type qui va « crever » demain matin à cause de son âge. Vous savez, l’un des calvaires de la crise que nous vivons, c’est ce catalogage systématique. C’est-à-dire, on est vieux, on est diabétique, on est asthmatique et j’en ai marre d’être désigné comme le prochain candidat à la mort.
Vous avez eu le temps d’écrire un livre. Vous continuez à beaucoup lire?
Voici plus de deux mois que nous ne sommes plus informés. On a droit qu’aux reportages sur le coronavirus. Mais ce qui se passe dans le Sahel, en Ituri, en Syrie, où des gens meurent de faim : Silence radio !
On est coupé de tout, sans aucune autre information sur le monde. C’est une atteinte à la liberté, mais aussi une atteinte à la dignité de ceux qui souffrent beaucoup plus que nous.
Je comprends, mais c’est quand même une crise majeure!
Vous savez, on nous présente cette crise comme étant LA grande crise du siècle. On oublie de nous dire que la malnutrition fait jusqu’à 9 millions de morts par an. Mais aujourd’hui, il n’y en a plus que pour le Corona. Drôle de société où le malheur n’existe que lorsqu’on le ressent soi-même…
Est-ce qu’il y a un écroulement des différentes idéologies? Il peut y avoir de vrais changements selon vous?
Ce sont des choses que j’avais prévues depuis un bon bout de temps dans la plupart de mes bouquins. À savoir que nous sommes dans un monde transformé, dans lequel la sécurité nationale laisse la place à l’insécurité globale. L’insécurité globale devient la principale menace sur notre monde ; insécurité sanitaire, environnementale et alimentaire. On ne voulait pas le voir parce qu’on est profondément attaché à l’Ancien Monde. L’opinion publique parce qu’elle a été formée comme ça, et les dirigeants parce qu’ils ont le sentiment que s’ils s’adaptent au Nouveau Monde, ils vont perdre certains avantages, que l’ancien système international leur offrait.
Il y aura quand même des prises de conscience, non?
Oui, car on voit soudainement que l’avenir du monde n’est plus dans les politiques de peur, de défense nationale, ni dans les replis nationalistes derrière les frontières, mais dans une véritable construction de gouvernance globale, qui implique davantage d’intégration multilatérale. Ce qui s’est passé en 2020 a aidé à prendre conscience que depuis au moins trente ans nous ne sommes plus dans le monde de notre naissance. Cette prise de conscience est un événement très fort.
Comment voyez-vous la gestion de la crise du Covid par l’OMS? Pour beaucoup d’observateurs, cela ressemble à un échec.
Oui, mais ce n’est pas la faute de l’OMS, c’est la faute des États qui n’ont rien abandonné à l’OMS. Le monde est à l’envers, c’est-à-dire que nous avons décidé des contours de structures multilatérales plutôt bien définies, mais elles n’ont aucune compétence. Vous parlez de l’OMS et le bilan est désastreux.
Mais de quoi manque l’OMS?
Premièrement, un appareil statistique commun qui permettrait de comparer ce qui se passe dans les différents pays. C’est-à-dire qu’il n’existe pas de statistique commune, car les États ne le veulent pas, et ne fournissent pas les mêmes informations. Deuxièmement, une coordination de politique sanitaire nationale. Il y a 193 politiques sanitaires nationales pour un virus qui lui, est global !
Troisièmement, l’absence de normes communes. Si les avions peuvent voler, c’est parce qu’il y a des normes communes. Même Monsieur King Jong Un ou Monsieur Trump sont obligés de s’y plier ! Là, en matière sanitaire, il n’y a pratiquement aucune norme commune, chacun fait ce qu’il veut, et ça ne va pas. Et enfin, quatrièmement, si l’Afrique est touchée par le coronavirus, ça sera d’abord une catastrophe épouvantable pour mes amis africains. C’est d’abord eux qui seront en première ligne. Or il n’y a rien de prévu en matière d’assistance solidaire dans le cas où les pays fragiles sont attaqués par les épidémies. L’OMS a fait en Afrique un boulot formidable. Elle a éradiqué la variole par exemple, mais s’il y avait une évasion pandémique de l’Afrique, l’OMS ne pourrait pas faire face. Donc, les quatre besoins on les connaît et la manière de les satisfaire on les connaît. Cependant, les États ne lâchent rien, sans compter Trump qui a coupé les vivres à l’OMS !
Parlons de la Chine. Pensez-vous comme beaucoup que le régime a berné le monde entier?
C’est beaucoup plus compliqué. Oui, sur le plan statistique, ils ont berné le monde. Que la Chine ait fait des statistiques truquées, c’est évident. Que la Chine ait été à l’origine de cette épidémie par ses fragilités, c’est évident aussi. Il ne faut pas oublier que la Chine reste un pays où on vend sur le marché des chauves-souris vivantes comme en Afrique. On voit bien que la Chine n’est pas totalement libérée de ses fragilités et qu’elle est encore en sous-développement. Mais la Chine a quand même réussi à endiguer le phénomène en mobilisant des moyens tout à fait exceptionnels notamment monter un hôpital en dix jours. Elle a fait preuve d’une résilience, et d’une capacité supérieure à la capacité des ÉtatsUnis. Dans l’autre sens, la Chine a, par sa ligne politique, intégré la mondialisation dans ses calculs, ce qui est plus tout à fait remarquable. Je pense que c’est même l’un des rares pays à prendre au sérieux la mondialisation avec d’autres pays asiatiques qui d’ailleurs s’en tirent encore mieux, comme la Corée du Sud, comme le Japon ou comme Singapour.
La grande faiblesse de la Chine, c’est que, prisonnière de son ultra souverainisme, et de son égocentrisme multimillénaire, elle ne parvient pas à transformer cette mondialisation en autre chose qu’un instrument destiné à la servir. J’ai été extrêmement déçu de la présidence chinoise du conseil de sécurité. Au mois de mars, elle a bloqué une résolution du conseil de sécurité sur le coronavirus. D’ailleurs, les cinq membres permanents ont été scandaleux dans cette affaire. La Chine a quand même marqué des points sur les Américains dans le traitement de ce Covid 19. Mais, elle a quand même révélé des faiblesses et des blocages qui effectivement modèrent mon optimisme et ma sinophilie.
Pour finir, parlons de la relation RDC-Chine. Quel est votre avis?
Je pense que la Chine est sur la ligne de crête, parce que son projet en direction de l’Afrique est extrêmement audacieux. Penser qu’on peut retourner la mondialisation en en faisant l’instrument autocentré, à mon avis ça ne peut pas marcher. Je pense que ça peut permettre à la Chine de marquer quelques points, mais il va y avoir un jour une émeute dans une mine.
Propos recueilli par Olivier Delafoy
BIO EXPRESS
Bertrand Badie, né le 14 mai 1950 à Paris, est un politologue français spécialiste des relations internationales. Il devient en octobre 1990 professeur des Universités à l’Institut d’études politiques de Paris, et en octobre 1999 directeur du cycle supérieur de relations internationales de l’IEP de Paris, transformé en septembre 2004 en mention « Relations internationales » du master recherche. Il a été de 1994 à 2003 directeur des presses de Sciences Po. Depuis l’année 2000, Bertrand Badie assure le cours d’Espace mondial en deuxième année du collège universitaire de Sciences Po. En 2014 et 2015, ce cours a été diffusé sous forme de MOOC en accès libre sur la plate-forme France Université numérique. Sa version anglaise est également diffusée en 2015 sur la plate-forme Coursera.