Après le succès de son précédent ouvrage, «la Guerre des métaux rares, la face cachée de la transition énergétique et numérique» (plus de 100 000 exemplaires vendus, traduits en huit langues), Guillaume Pitron revient avec une nouvelle enquête levant le voile sur la partie invisible du numérique. Présentation des enjeux stratégiques du secteur, au moment où la RDC peine à se doter d’une politique sectorielle et à installer sur tout son territoire un réseau 4G de qualité alors que la norme suivante, la 5G, prend son essor dans le monde entier.
Dans «l’enfer numérique, voyage au bout d’un like», vous abordez l’utilisation exponentielle du numérique. Serions-nous devenus acros à Internet ?
GP : Si l’on compare nos usages Internet d’aujourd’hui par rapport à ceux d’il y a 4 ou 5 ans, on sent effectivement qu’on est devenu accroc et que cette tendance est exponentielle. D’ailleurs, je doute que les usages qu’on en fait aujourd’hui soient tels que nous les avions imaginés.
Si la 5G promet initialement de révolutionner les usages des entreprises, on voit bien que les fournisseurs de services l’envisagent comme moyen de réinventer la manière dont nous, les personnes physiques, consommons Internet. A priori, ce réseau ne nous est pas destiné, et pourtant on voit fleurir partout, en commençant par la Corée du Sud qui est le pays le plus avancé, des offres 5G avec des usages qui ne sont pas encore très clairs. Utilisera-t-on la 5G à titre individuel ? Pour le gaming ? L’e-sport ? La réalité virtuelle ? Et peut-être demain le métavers. Ce qui est certain, c’est que cela va accroitre une tendance à la surconsommation déjà présente.
Quels sont les arguments pour aller vers plus de technologies numériques ?
Vous posez la question de la bonne mesure entre la puissance nécessaire pour ces technologies et les usages que l’on peut en faire. C’est une question affreusement compliquée parce que dès qu’une nouvelle technologie numérique apparait sur le marché, elle est immédiatement présentée par les entreprises du numérique à travers deux arguments : la vie humaine et l’environnement.
On entend souvent «Adoptez cette nouvelle technologie parce qu’elle va sauver des vies», par exemple au sujet de la voiture connectée et autonome. Elle serait plus sûre pour se déplacer avec des ordinateurs qui éviteront certains obstacles à notre place. C’est un argument qui revient beaucoup aux États-Unis où la mortalité routière est une hécatombe.
Concernant l’environnement, j’étais frappé de voir comment les publicités 5G sont une ode à la sauvegarde de la planète, on a retrouvé le même discours dans des manchettes de presse tout au long de la Cop26.
Ce que l’on ne dit pas c’est qu’il y a d’autres usages qui sont tout à fait inutiles par rapport à ces usages qui sont fondamentaux. Est-ce que le métavers, Fortnite ou roblox sont utiles ? Cette question n’est pas posée puisque dans tous les cas ces technologies vont sauver la planète et des vies humaines.
Finalement, l’utilisateur-consommateur est de plus en plus plongé dans son addiction. En quoi la gratuité d’Internet et les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) participent justement à mobiliser notre attention ?
La gratuité est un modèle économique ancien, développé pour la radio dès les années 20 aux États-Unis, qui repose sur la publicité. Les GAFAM, en particulier Google et Facebook qui sont en réalité d’immenses régies publicitaires, ont repris et accentué l’idée. Cette gratuité ne veut pas dire que le produit numérique que vous consommez ne coûte rien, cela veut dire que le chemin jusqu’au profit est indirect. L’adage dit que si c’est gratuit, alors c’est que c’est vous le produit. Les GAFAM l’appliquent en nous offrant une similigratuité, une illusion de gratuité, alors qu’en réalité nous donnons nos données.
Même s’il reste à payer son forfait Internet, si l’outil parait gratuit ou quasiment gratuit, cela va générer une surconsommation jusqu’à l’excès, c’est ce que Hugues Ferreboeuf du Shift Project appelle un effet open-bar. Pourtant, si la vidéo de chats valait 1 euro et que chacun des e-mails valait 0,10 euro, on réfléchirait à deux fois avant de consommer une vidéo de chats ou d’envoyer un e-mail.
Les GAFAM recourent-ils à des outils plus psychologiques ?
C’est la question des techniques de captologie visant à accroitre le temps d’attention sur le numérique et notamment sur les réseaux sociaux. C’est le cas du Nudge, qui consiste à nous rendre accros en utilisant, entre autres, un certain bleu et un certain rouge auxquels nous sommes plus sensibles.
L’avenir du numérique passe notamment par l’Internet des objets et la 5G. En Afrique, on évoque souvent les smart cities comme à Kigali, Nairobi ou Cotonou.
Aujourd’hui, beaucoup de cities sont smart, on en compterait plus de 400 à différents degrés. Dès que vous avez des poubelles connectées ou des capteurs aux feux rouges, vous êtes considérées comme telles. L’emblème suprême est Masdar City à Abou Dabi, on a également Hangzhou en Chine où le groupe Alibaba y teste ses nouvelles technologies.
La ville connectée est une bonne chose en soi, elle est utile pour faire face à l’augmentation de la population urbaine dans les années à venir (70% de la population mondiale en 2050). Il est impératif que ces villes soient de plus en plus connectées pour fluidifier la circulation des biens et des personnes, être plus agréables à vivre et moins polluantes.
Malheureusement, on se borne à calculer les gains potentiels dans le périmètre de ces espaces urbains réduits de quelques dizaines ou centaines de kilomètres carrés. On oublie de prendre en compte le coût écologique au-delà de leurs limites. Connait-on les coûts écologiques d’importation des technologies nécessaires à ces villes ; en termes de stockage d’informations, de consommation énergétique ?
Paradoxalement, personne n’avait vraiment réalisé une étude sérieuse des coûts et des bénéfices avant les travaux de l’universitaire danoise Kikki LAMBRECHET IPSEN en 2019. Elle aboutit à la conclusion qu’a priori les coûts sont supérieurs aux bénéfices, à partir du moment où sont intégrées les mines de RDC pour leur cobalt, celles de Mongolie intérieure et de Chine pour leurs terres rares. Complété avec ces éléments, on obtient un paysage complètement différent où les bonnes solutions locales génèrent de mauvais impacts globaux.
Il faut chercher des technologies réduisant ces impacts pour demain avoir des Smart cities peut-être vertueuse. Mais attention à ce genre de discours naïfs, enthousiastes, technophiles qui consistent à présenter ces villes comme des solutions sans qu’aucun débat ne soit possible
Dans votre ouvrage, vous levez le voile sur la dimension physique, ce monde bien réel qui se cache derrière le virtuel. Vous dites notamment que l’on peut écouter l’Internet, que vous voulez dire par là ?
Il est difficile de percevoir la pollution d’Internet parce que personne n’a vu Internet, personne ne s’y est sensoriellement confronté, à la différence d’un véhicule dont on voit la fumée du pot d’échappement. Ici, il est question d’une technologie effacée, invisibilisée, enterrée, enfouie, immergée.
C’est ce que j’ai voulu faire à travers cette enquête sur la matérialité d’un like et du numérique, c’est de rappeler que tout cela est fait d’infrastructures. Derrière la dématérialisation et les services fournis, on trouve une industrie lourde et de l’infrastructure, composée notamment des data-centers, des câbles sous-marins, etc.
C’est fascinant de parler de cette technologie en la confrontant en essence et en expliquant qu’on peut la toucher, qu’on peut la goûter, qu’on peut l’entendre, la voir et ainsi de suite.
Pourquoi peut-on entendre l’Internet ? Rappelez-vous que dans les années 90, on entendait le bruit du modem. Aujourd’hui, cela a disparu, mais si vous vous rendez dans un data-center, comme j’ai pu le faire dans le nord de la Suède, et que l’on prête l’oreille à tous les serveurs qui sifflent en même temps, qui émettent un son strident, aux milliers de capteurs et de calculettes alors on entend littéralement l’Internet. Et si l’on veut associer l’Internet à un mot, ce serait celle d’une grande ruche.