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RDC : « Une autre guerre qui ne dit pas son nom »

Depuis plus de 20 ans, la République démocratique du Congo (RDC) est plongée dans un conflit sans fin malgré la plus grande mission de l’ONU du monde et les milliards injectés par les bailleurs internationaux.

Depuis plus de 20 ans, la République démocratique du Congo (RDC) est plongée dans un conflit sans fin malgré la plus grande mission de l’ONU du monde et les milliards injectés par les bailleurs internationaux. Dans son dernier livre, « The War That Doesn’t Say Its Name : The Unending Conflict in the Congo » *, Jason Stearns analyse pourquoi la violence au Congo a continué malgré des décennies d’intervention internationale, et esquisse des solutions.

Afrikarabia : Jason Stearns, vous êtes actuellement le directeur du Groupe d’étude sur le Congo (GEC), après avoir travaillé pour les Nations Unies en RDC, au sein de la Monuc. En quoi le conflit au Congo est une « guerre qui ne dit pas son nom » ?

Jason Stearns : Je ne suis pas le premier à soulever ce paradoxe. Les Congolais aussi ne parlent de « ni guerre, ni paix ». Le Congo a connu deux grandes guerres. Celle de l’AFDL (de Laurent Désiré Kabila) de 1 996 à 1 997, et celle du RCD, appelée aussi « deuxième guerre du Congo », qui a duré de 1998 à 2003. Il y a eu des accords de paix, et après 2003, le Congo a basculé officiellement en « pays post-conflit » selon la dénomination des Nations-Unies. Officiellement, on s’est accordé sur le fait que le Congo était en paix, mais sur le terrain, c’était tout autre chose.

Le conflit s’est transformé, mais n’a pas disparu. Il est devenu plus amorphe et fragmenté. Il y avait, par exemple, une douzaine de groupes armés en 2006, alors qu’aujourd’hui, il y en a environ 120. La guerre est devenue périphérique et ne menace plus les grands centres urbains, mais elle est encore lourde de conséquences pour les populations civiles, puisque l’on compte 5,5 millions de déplacés en 2021. C’est un chiffre qui n’a jamais été aussi élevé dans l’histoire congolaise, même au plus fort de la guerre. La violence a changé de visage, mais n’a pas diminué, c’est pour cela que l’on se trouve dans une situation de « guerre qui ne dit pas son nom ».

Afrikarabia : C’est en effet conflit qui a changé plusieurs fois de physionomie et de belligérants. Pourtant, tout avait relativement bien commencé avec la signature de l’Accord global inclusif de 2002, qui a officiellement mis fin à la guerre. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Est-ce qu’il y a eu des rendez-vous manqués ?

Jason Stearns : Au début de la transition, après 2003, on avait l’impression que le Congo allait dans la bonne direction. On l’oublie parfois, mais le début de la transition a vu la démobilisation de 130 000 soldats, on a vu la création de nouvelles institutions démocratiques, la Troisième République venait de naître. La tendance était très positive. À cette époque-là, je travaillais pour la Monuc (la Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo), et on voyait comment la situation s’améliorait pour les Congolais.

 Mais tout a basculé en 2007 avec l’arrivée de la nouvelle rébellion de Laurent Nkunda. Pour comprendre ce basculement, il faut revenir à l’Accord global inclusif de 2002 qui contenait déjà les germes d’un nouveau conflit. Trois grands belligérants avaient signé cet accord : le RCD, le MLC et le gouvernement. 

 Mais le RCD, qui contrôlait à l’époque 1/3 du territoire national, estimait que l’accord ne lui était pas favorable, et qu’il allait perdre aux élections. Or, pour réussir une transition, il faut que tous les signataires aient l’impression que l’accord leur est favorable. Le RCD, avec son soutien, le Rwanda, a donc décidé de créer une rébellion : le CNDP. Tout part de là.

Afrikarabia : Qu’est-ce que l’arrivée de la rébellion du CNDP a changé ?

 Jason Stearns : Cela a changé la façon dont Joseph Kabila percevait l’État congolais. En 2003, Joseph Kabila était devant une nouvelle armée qui venait de naître et qui comprenait ses anciens ennemis, notamment déployés à Kinshasa.

On se souvient que Jean Pierre Bemba (MLC) avait un bataillon basé à Kinshasa. Joseph Kabila se sentait menacé, et sa priorité était de savoir comment gérer cette nouvelle armée. Avec la rébellion du CNDP, il a fait le choix de ne pas gérer son armée par la force, la discipline et l’efficacité, mais de transformer l’armée par des réseaux de « patronage » clientéliste. L’armée n’était pas là pour protéger la population, mais pour distribuer des « faveurs » et des « B services » et s’assurer ainsi de sa loyauté. Pour faire face au CNDP, Joseph Kabila a également décidé de créer d’autres milices pour les combattre, et c’est alors que l’on a vu naître de nouveaux groupes armés qui sont encore actifs aujourd’hui.

 Afrikarabia : C’est l’échec de la transition qui explique la persistance du conflit ?

Jason Stearns : Oui, la transition a échoué parce qu’un des belligérants n’a pas accepté une partie des accords de paix et qu’il a repris des armes, avec le soutien du Rwanda. Et d’un autre côté, l’État congolais avait intérêt à ce que le conflit persiste.

Afrikarabia : Pour quelles raisons ?

Jason Stearns : Parce que nous avons un État et des services de sécurité qui ne sont plus là pour assurer la protection de Congolais, mais plutôt des élites politiques « affairistes » qui profitent du conflit et des ressources naturelles du pays.

Afrikarabia : Des élites politiques qui se trouvent le plus souvent à Kinshasa, et donc très loin de la zone de conflit ?

Jason Stearns : Bien sûr, c’est important de le comprendre. Pour moi, il n’y a pas un « grand complot » derrière ce conflit. Je ne pense pas que Joseph Kabila voulait que la guerre persiste. Il y avait une forte contradiction entre la volonté de créer un État fort et la corruption et le racket qui font vivre cette élite politique et militaire. J’ai interviewé de nombreux politiciens à Kinshasa, qui me disaient : « Lorsque je fais campagne auprès de ma base, personne ne me demande ce que je fais pour l’insécurité à l’Est ». Le conflit est très éloigné de la capitale, et depuis très longtemps. Pourquoi le conflit persiste ? On peut répondre en disant : parce que personne n’a intérêt à ce qu’il cesse.

Afrikarabia : Les pays voisins, comme l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, ont-ils une responsabilité dans la persistance du conflit ?

Jason Stearns : L’Ouganda et le Burundi d’une façon plus périphérique, mais surtout le Rwanda, de 2 003 jusqu’à la défaite de la rébellion du M23 en 2013. Le Rwanda a joué un rôle capital dans la persistance du conflit, mais pour des raisons souvent mal comprises. Les Congolais disent que le Rwanda profite du conflit de manière économique. C’est vrai, mais ce n’est pas la raison principale. Actuellement, le Rwanda n’a plus de troupes au Congo, mais il profite plus que jamais du conflit puisque, chaque année, il y a 3,3 milliards de dollars d’Or qui quittent l’Est du Congo pour le Rwanda. Et cela sans troupes rwandaises basées en RDC.

 Afrikarabia : Pourquoi le Rwanda s’est-il alors impliqué dans l’Est du Congo ?

 Jason Stearns : Ce que j’ai compris en menant de nombreux entretiens, c’est que les deux arguments principaux dénoncés par les Congolais sur l’implication du Rwanda au Congo, à savoir : les richesses du pays et l’ethnie, ne sont pas les plus importants. Le Rwanda n’est pas à l’Est du Congo à cause de l’argent ou d’une solidarité ethnique avec les Tutsis congolais. Le Rwanda est présent davantage pour des raisons de politique intérieure.

a légitimité du FPR du président Paul Kagame provient de son rôle de protecteur des Tutsis rwandais. C’est lui qui a mis fin au génocide des Tutsis. Et ce spectre du génocide plane sur tout ce que fait le Rwanda à l’extérieur, mais aussi en interne.

 Et donc, il était important pour conserver cette légitimité d’être présent dans le pays où les génocidaires ont fui : c’est-à-dire l’Est du Congo. Même si cela n’est plus une menace sécuritaire pour le Rwanda. Enfin, la menace la plus importante pour Paul Kagame ne provient pas des FDLR du Congo, mais de sa propre armée.

Le président rwandais a continué les opérations à l’Est du Congo pour focaliser l’énergie du FPR et ses soldats sur une menace à l’extérieur du pays, plutôt qu’à l’intérieur. Lorsque la menace peut venir de votre propre armée, il est très dangereux de la laisser «au chômage ». C’est une question de survie politique pour Paul Kagame.

 Afrikarabia : Le sous-titre de votre livre est « Un conflit sans fin au Congo ». Pourquoi l’armée congolaise n’a pas réussi à mettre fin à cette guerre depuis toutes ces années ?

 Jason Stearns : Dans mon livre, je décris les nombreuses défaillances de l’armée et de l’État pour expliquer cet échec. Mais je vais vous donner un contre-exemple pour expliquer ce qui pourrait être fait, justement, pour que cela change.

 En 2013, la rébellion du M23 prend la ville de Goma pendant une semaine. Il y a une grande panique à Kinshasa. Et Joseph Kabila se rend compte qu’il faut faire quelque chose avec cette armée qu’il gère grâce à la corruption et au racket.

 Alors, il rappelle une centaine d’officiers qui étaient à Goma pour, soi-disant, un séminaire de formation à Kinshasa. Kabila laisse traîner ces généraux et colonels dans la capitale pendant des mois. Pendant ce temps, il déploie à l’Est le général Olenga pour conduire les opérations militaires.

En enlevant simplement cette élite militaire « affairiste » qui compliquait l’intervention de l’armée à Goma, au lieu de la facilité, il a rendu les effectifs sur le terrain beaucoup plus efficace. Donc, en rationalisant la hiérarchie au sein des FARDC et en donnant des moyens supplémentaires, l’armée congolaise est devenue soudainement efficace ! Et grâce à l’aide de la brigade d’intervention rapide de l’ONU (FIB), l’armée a pu mettre fin au M23 en quelques mois.

Afrikarabia : Ce qui rend l’armée congolaise impuissante, ce sont les dysfonctionnements de sa chaîne de commandement ?

Jason Stearns : Oui. Ce qui bloque, c’est que l’armée n’est pas là pour sécuriser la population, mais servir les intérêts de certaines élites. Il faut savoir que les militaires perçoivent des soldes très faibles. Un général reçoit plus ou moins de 200$ par mois.

Mais lorsque vous voyez que ces militaires construisent de luxueuses villas à Kinshasa ou Goma, vous vous rendez compte qu’ils sont bien plus riches que cela. En fait, leur argent provient des primes qu’ils reçoivent grâce à leur loyauté et au bon vouloir de leurs chefs à Kinshasa.

 L’argent vient aussi du business et du racket que peuvent faire les militaires dans le contrôle des frontières ou des sites miniers. Pour les soldats, la seule façon de survivre est de se trouver sur le front, où la solde et les primes sont supérieures. Tout ce système se nourrit de la guerre, ce qui explique là encore sa persistance.

 Afrikarabia : Il y a un autre acteur important, qui n’a pas réussi à pacifier l’Est de la RDC, ce sont les Casques bleus de la Monusco. Pour quelles raisons ?

Jason Stearns : On l’oublie souvent, mais la Monuc a joué un très grand rôle dans le processus de paix. Sa philosophie du maintien de la paix reposait sur la primauté du politique. Cela voulait dire que les forces militaires ne pouvaient être déployées qu’à des fins politiques.

 L’ONU a eu du succès lorsqu’elle a eu à façonner le processus de paix, et elle était la garante de cet accord. C’était un acteur politique qui intervenait quelques fois militairement. Depuis la fin de la transition, son rôle a été inversé. La mission des Nations-Unies a été contrainte de faire ce qu’elle fait le moins bien, c’est-à-dire «la protection des civils en danger imminent ».

Comment peut-on protéger quelqu’un qui est déjà « en danger imminent » ? C’est presque impossible. Les Casques bleus venus d’Inde, du Pakistan, ou d’Uruguay, ne sont pas venus pour faire la guerre ni pour mourir pour le Congo. Mais le souci, c’est que le problème politique n’est toujours pas résolu. La Monusco se trouve donc marginalisée et cantonnée à un rôle qu’elle joue très mal.

 Afrikarabia : Cela veut dire que pour résoudre la guerre à l’Est, on a trop misé sur le militaire ?

 Jason Stearns : Absolument. Les trois grandes défaillances qui font perdurer le conflit ont été : l’échec politique pour réformer l’État congolais. Les bailleurs de fonds pensaient qu’ils avaient un partenaire sincère qui désirait la stabilité et la croissance économique.

Mais ce n’était malheureusement pas le cas. Ils avaient en face d’eux un État congolais au service des élites qui voulaient seulement profiter de l’instabilité pour s’enrichir. La deuxième défaillance était de rester aveugle envers l’implication du Rwanda.

Kigali a sapé la stabilité à l’Est du Congo. Les bailleurs de fonds étaient dans une situation perverse, où ils devaient financer le budget rwandais en même temps qu’ils finançaient les opérations de maintien de la paix et d’aide humanitaire dans un Congo… déstabilisé par le Rwanda.

La troisième défaillance est économique. Le processus de paix reposait sur une économie libérale. Après l’accord de paix, cette libéralisation de l’économie a créé un conflit entre la démocratie et le marché. Ouvrir au marché une économie qui était nationalisée a été comme du poison pour cette nouvelle démocratie. Les élites se sont considérablement enrichies.

 On l’a vu avec les contrats léonins contractés par l’élite en place à cette époque. Ouvrir sans garde-fous l’économie congolaise, surtout le secteur des mines, n’était clairement pas la bonne approche.

Afrikarabia : Dans votre livre, le conflit congolais apparaît comme un phénomène social. Et pour trouver une solution à ce conflit, c’est la société et la politique dans son ensemble qu’il faut changer ? Jason Stearns : Le conflit congolais est une danse dans laquelle beaucoup d’acteurs participent. Tous dansent sur la même musique, y compris les bailleurs de fonds, ou les gens comme moi… il y a toute une élite qui va de Paris à New York en passant par Goma, Kigali, Kampala… qui tirent les bénéfices de cette situation de guerre. C’est tout un système qui a été mis en place. Et ce n’est pas en changeant Kabila par Tshisekedi que l’on va mettre fin à ce conflit. C’est en effet un combat social, culturel et générationnel qu’il faut mener.

Afrikarabia : Qui peut mener ce combat ?

Jason Stearns : Des personnes comme le mouvement citoyen Lucha par exemple. Ils essaient de faire du mot « politique », qui est perçu comme un mot sale, une fierté. Lorsqu’ils organisent le « salongo », le travail communautaire, ou qu’ils manifestent contre les massacres à Beni… ces actions sont positives. Ce combat sera long. Mais il faut rappeler que le problème n’est pas une personne, ni même une élite, mais l’ensemble des acteurs.

Et l’occident doit jouer un grand rôle dans tout cela. Ce sont eux qui ont financé ce système, ils en sont donc redevables, et si cela ne marche pas, c’est qu’ils sont complices.

 Afrikarabia : La dernière grande action lancée par les autorités congolaises pour tenter de ramener la paix à l’Est a consisté à instaurer l’état de siège dans les deux provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri. Mais depuis sa mise en place en mai 2021, cette mesure ne semble pas produire les effets escomptés ?

Jason Stearns : On voit avec l’arrivée de Félix Tshisekedi quelqu’un qui veut changer les choses. C’est l’impression que nous avons. Mais, sur le terrain, cette action est plutôt d’ordre symbolique. Comme avec Kabila, Tshisekedi s’est posé la question « comment gérer l’armée ?», plutôt que « comment sécuriser la population ?».

Les FARDC étaient une menace pour Félix Tshisekedi à son arrivée au pouvoir. En janvier 2019, ce nouveau président ne connaissait pas l’armée, n’avait pas fait son service militaire et n’avait aucun réseau au sein des forces de sécurité.

 L’armée était alors dominée par son partenaire de l’époque, Joseph Kabila. Félix Tshisekedi se sentait donc en insécurité. C’est d’ailleurs toujours le cas. Et l’état de siège a été un moyen pour le président congolais de gérer l’armée.

L’état de siège est un transfert du pouvoir civil aux militaires, et cela marche très bien. Les militaires dans l’Est sont donc en train de s’ancrer profondément dans l’économie locale. Mais par rapport à l’insécurité sur le terrain, il ne se passe pas grand-chose. Ce que l’on voit sur le terrain, c’est plutôt l’affairisme de certains généraux, et non des opérations militaires d’envergure contre les milices.

Afrikarabia : Dans cette guerre qui n’en finit pas, voyez-vous des raisons d’espérer et d’être optimiste ?

Jason Stearns : Oui, il y a quand même des progrès. On a assisté en 2018 à des élections très « imparfaites », si on peut dire. Mais il y a quand même eu des élections. Joseph Kabila a été contraint de ne pas changer la Constitution et de ne pas imposer son dauphin. Il a aussi dû faire un compromis considérable en nouant cette alliance avec Félix Tshisekedi.

 Et là, on a vu la force de la population congolaise, des organisations de la société civile et de l’Église catholique qui ont mené cette lutte. Alors, évidemment, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Mais c’est cette nouvelle génération, cette nouvelle jeunesse, qui me donne le plus d’espoir. Ce n’est plus le bling-bling de JB Mpiana et Koffi Olomidé qui donne le ton. Cette nouvelle génération a maintenant conscience qu’elle peut changer le pays.

Ce n’est pas de l’occident ni de l’extérieur que le changement viendra. Ce qui serait une tragédie, c’est de croire qu’une seule personne va changer le Congo. Cela va prendre du temps, mais je reste optimiste.

Propos recueillis par Christophe Rigaud – Afrikarabia

M&B

 

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