Existe-t-il un endroit sur cette terre où le Noir n’est pas quotidiennement méprisé, rabaissé, humilié, rejeté, parfois molesté, tué, juste à cause de sa couleur de peau ? Pendant de longs siècles, l’homme noir fut traqué sur ses terres d’Afrique, razzié, et envoyé comme esclave dans plusieurs pays arabes, aux Indes et aux Amériques. Puis, lorsque l’esclavage fut aboli, l’on vint le coloniser chez lui et le contraindre aux travaux forcés qui n’étaient en rien différents de l’esclavage.
En maint endroits sur ce continent, l’on coupa des mains et des pieds à des personnes parce qu’elles n’avaient pas ramassé assez de caoutchouc. Pour de nombreux pays africains, la fin de la colonisation date de soixante ans. Aux États-Unis, la fin de la ségrégation raciale qui séparait les Blancs des Noirs date du milieu des années soixante. En Afrique du Sud, l’apartheid que l’on y pratiquait et qui était une forme aggravée de ségrégation raciale ne prit fin qu’au début des années quatre-vingt-dix.
Pourquoi un tel sort fait au Noir ? Il y a d’abord la vieille malédiction de Cham par Noé que l’on trouve dans la Bible et qui est utilisée comme substrat idéologique à l’asservissement du Noir. Nombreux sont les Noirs, pour qui la Bible est un livre sacré, et qui sont eux-mêmes convaincus d’avoir été maudits par Dieu. Mais il y a surtout que lorsqu’il n’existait pas de machines pour effectuer les travaux pénibles, l’on eut recours à des esclaves, et ces derniers étaient ceux que l’on avait vaincus, soit au sein de sa propre société, soit dans une société différente.
Ceux que les Romains appelaient des « barbares » et qui se recrutaient dans toutes les sociétés non romaines étaient réduits en esclavage lorsqu’ils étaient vaincus, pendant que des Européens étaient réduits en esclavage au sein de leurs propres pays sous la forme de servage par exemple, dans d’autres pays européens, ou dans des pays plus éloignés tels que les pays arabes ou asiatiques.
Lorsque l’Européen arriva en Amérique, se premiers esclaves furent ceux que l’on appela les « Indiens ». C’est lorsque ces derniers moururent en masse que l’on se tourna vers les Noirs d’Afrique réputés plus costauds. Pendant ce temps, les Arabes menaient de régulières razzias sur le continent pour s’approvisionner en esclaves. C’est une constante de l’histoire que le vainqueur se croit supérieur au vaincu. Et ce dernier se croit toujours inférieur à son vainqueur.
Le Noir vaincu ne s’est pas encore remis de sa défaite et courbe toujours l’échine. Même chez lui. C’est en Afrique qu’un non-Africain peut venir insulter, piétiner, molester, voire tuer un Africain sans que cela ne soulève plus d’émotion que cela. C’est en Afrique qu’un non-Africain sera mieux payé qu’un Africain par un Africain pour faire le même travail et que tout le monde trouvera cela normal.
Aujourd’hui, en Afrique, terre d’origine de tous les hommes de couleur noire, où tous les pays sont censés être souverains, il existe encore des endroits où le Noir est traité avec le même mépris qu’ailleurs, où il est même vendu et traité comme un esclave, presque dans l’indifférence totale des populations.
Quel État africain a-t-il un jour protesté contre le traitement réservé à des Africains noirs dans certains pays du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord ? Quel État africain a-t-il condamné les crimes de la traite négrière, de la colonisation ? Quel État africain a-t il un jour versé une larme à la mémoire de toutes les victimes de la traite négrière et de la colonisation ? Au Congo-Brazzaville, l’on a érigé un monument à la gloire de Savorgnan Brazza, celui qui conquit le pays pour la France.
Ils sont encore nombreux, ceux parmi nous qui saluent au fond d’eux la grande œuvre « civilisatrice » de l’Europe à notre égard et qui la remercient de nous avoir sortis de la « sauvagerie », tout en considérant que les horribles crimes commis contre nous n’étaient que des dommages collatéraux bien insignifiants et nécessaires. L’Africain d’aujourd’hui, qui connaît mieux l’histoire des autres que la sienne, ne sait pas qu’il est l’héritier d’une grande civilisation, celle qui bâtit les pyramides et les merveilleux temples d’Égypte, ainsi que des royaumes prospères et puissants qui émerveillèrent les premiers étrangers qui les découvrirent.
Aujourd’hui, un grand cri d’indignation retentit dans le monde entier à la suite du meurtre de ce Noir américain du nom de George Floyd par un policier blanc. Partout, Blancs, Noirs, Jaunes, vieux et jeunes disent tous : « assez du racisme ! » On entend ce cri partout, sur tous les continents. Sauf en Afrique où l’on entend à peine des murmures isolés. En Europe, l’on est en train de déboulonner les statues de ceux qui ont vendu les Noirs, qui les ont méprisés, torturés, massacré.
Mais en Afrique, ne touchez surtout pas à mon Savorgnan de Brazza, à mon TreichLaplaine, à mon Louis-Gustave Binger, à mon Faidherbe, à mes avenues Nogues, Gourgas, Van Volenhoven, Chardy, baptisées des noms de mes colons bien-aimés. Pour le moment le rêve de l’Africain moderne est de ressembler le plus possible au Blanc en rejetant tout ce qui fait sa spécificité, à savoir sa spiritualité, sa culture, et pour certains, la couleur de leur peau et la texture de leurs cheveux.
Les Africains ne seront respectés que le jour où ils voudront qu’on les respecte, c’està-dire lorsqu’ils cesseront de se mépriser eux-mêmes. Et ce n’est pas encore le cas.
Venance Konan écrivain et directeur général du quotidien Fraternité Matin