Pourriez-vous nous raconter la campagne puis votre élection comme Bâtonnier du Barreau du Haut-Katanga ?
De manière formelle, c’est quand le bâtonnier et le conseil de l’ordre donnent le go pour le début de la campagne, vous devez avoir une stratégie. Mais à mon avis, la campagne réelle pour un futur Bâtonnier commence dès l’admission de l’avocat au Barreau.
C’est-à-dire que vous menez campagne pendant toute votre vie d’avocat. La manière dont vous vivez avec les avocats est considérée comme une campagne. Ainsi, le jour où vous sollicitez leurs suffrages pour accéder aux charges ordinales, les avocats se souviennent de vous.
Pour moi, la stratégie a été d’aller à la rencontre de chaque avocat. Pour cela, il faut déjà les connaître, connaitre leur vie et les conditions dans lesquelles ils travaillent. De la sorte, les élections deviennent presque une formalité.
Quel a été le résultat du dernier vote ?
Nous avons fait deux tours, et ce, conformément à la loi. Au premier tour, nous étions à sept et comme personne n’avait réuni la majorité absolue, les deux premiers ont été retenus pour un deuxième tour. Là, j’ai obtenu alors 589 voix, plus de 92%.
Parlez-nous maintenant de vous, de votre famille.
Je suis fils d’un magistrat. Je crois avoir tété le droit à la mamelle, c’est ce qui a créé en moi cette soif et cette vocation de faire le droit (rires). J’ai fait presque le tour de la République avec mon feu père et ma mère qui accompagnait son mari.
Mon père est décédé, seule ma mère vit encore. Mon père avait une vision pour ses enfants. Nous sommes une famille nombreuse. C’est comme ça que j’ai toujours eu beaucoup de considération vis-à-vis de mes parents. Ils estimaient que l’éducation, la formation et l’instruction étaient très importantes.
Et l’école ?
J’ai fait mes études primaires chez les frères Maristes, Champagnat (École primaire Mwangaza qui signifie en swahili « lumière »). Ensuite, je suis allé au Collège des prêtres du Sacré-Cœur de Jésus (Institut Maele) où j’ai fini en section littéraire option latin-philo.
Je suis resté à l’internat malgré toutes les mutations des parents, pour parachever mes humanités dans les meilleures écoles qui n’étaient pas toujours près de résidences familiales. Cela m’a appris rigueur et ordre.
Votre maman ayant suivi son mari, qui gardait les enfants ?
La famille. Ils sont partis avec certains enfants, mais moi et mon frère qui vient après moi sommes restés à l’internat chez les frères maristes et au Collège Sacré-Cœur jusqu’à ce que nous ayons décroché nos diplômes d’État. Ensuite, je suis allé poursuivre mes études à l’Université de Kinshasa.
La première année à l’Unikin a été marquée par des troubles à l’époque de la Conférence Nationale Souveraine sous le règne du Président Mobutu.
Il y a eu beaucoup de tensions politiques. Quand certains organismes ont mis en place des institutions de placement d’argent comme Bindo, Masamuna et Panier de la ménagère, les années académiques ont été perturbées suite à des troubles politiques, et des mouvements estudiantins qui ont conduit à des fermetures des Universités et Institutions d’enseignement supérieures.
J’ai dû alors rejoindre l’Université de Lubumbashi, qui venait de rouvrir, elle qui avait été aussi, fermée auparavant suite à l’épisode qu’on a appelé « Massacre de l’Université de Lubumbashi » toujours sous Mobutu.
Vous étiez politisé, contestataire ?
Non, je ne crois pas, car la mission reçue de mes parents était d’aller étudier. Mes parents tenaient beaucoup plus à ça. Nous avons plutôt trouvé, contre notre gré, un environnement politisé à outrance, dans un pays qui connaissait une transition politique très mouvementée, ayant précédé la fin d’un long régime.
Un frère avocat et les autres frères et sœurs ?
Non, deux frères avocats dont celui qui vient juste après moi que l’on considère toujours comme mon jumeau, et dont la présence à mes côtés m’a beaucoup aidé. Vous comprenez que je n’avais pas droit à l’échec parce que je devais servir de modèle. Il est avocat depuis 1998 à Kinshasa parrainé par un grand avocat, Maître André KalengaKa-Ngoy.
Il a été longtemps Directeur juridique et de régulation d’une multinationale de télécommunications. Depuis une décennie, il est rentré au Barreau, sa vocation première, et en même temps il est administrateur dans plusieurs entreprises publiques.
Avec lui, nous avons ouvert deux cabinets, un à Kinshasa et un deuxième à Lubumbashi. Le cadet de la famille est un juriste, un avocat, présentement à l’étranger pour des formations. Les autres frères et sœurs sont médecins, économistes…
Parlez-nous des enfants qui poursuivent la tradition paternelle
J’ai quatre enfants. L’aîné et la cadette font le droit à l’Université Catholique du Congo. Les jumelles sont à l’étranger où elles font les sciences économiques.
Comment avez-vous décidé de construire votre propre cabinet ?
Tout part d’une passion pour devenir avocat. Quand j’ai fini mes études universitaires à la Faculté de droit après avoir obtenu la mention distinction, j’ai été retenu comme assistant. Je côtoyais déjà beaucoup d’avocats avant la fin de mes études et j’organisais un forum d’étudiants en droit chez les Jésuites à Lubumbashi (« Agora »), mais qui invitait différentes personnalités (Professeurs, avocats, médecins, philosophes, etc.).
Je prête serment en 1999 et je commence ma profession dans le cabinet d’un éminent professeur qui est aujourd’hui un brillant avocat près la Cour de cassation, Maître Kifwabala Tekilazaya. Lors de son absence pour sa thèse en Europe, je reste travailler avec Maître Guyindula Gam, mon parrain de stage. Entretemps, j’avais un parrain de mariage, le bâtonnier Mbuyi Tshibandi qui m’a adopté comme son fils. Donc, j’ai été suivi par les Cabinets Kifwabala et Mbuyi Tshimbadi.
À l’entrée de l’AFDL, Maître Guyindula part à Kinshasa, je reste avec Maître Kifwabala qui est rentré au pays avec qui j’ai fait plus de 14 ans. J’ai eu l’occasion de sortir du pays, de sillonner le monde, j’ai côtoyé de grands avocats nationaux et étrangers. C’était ma volonté d’être dans le milieu des grands pour apprendre.
De tous ces contacts, je peux dire aussi que j’ai été très inspiré par un cabinet à Durban, en Afrique du Sud. Quand je suis rentré à Lubumbashi, j’ai une autre vision de la profession d’avocat dans le monde des affaires. Une vision qui me pousse à me lancer vers 2008 en quittant le giron de mon Maître, le Professeur Kifwabala.
Je me suis résolu d’avoir un cabinet avec une autre vision parce que chez nous, il y a un petit problème, les avocats sont beaucoup plus dans le judiciaire. J’avais vite compris que se cramponner aux affaires judiciaires serait restreindre les missions légales et réglementaires de l’avocat. C’est comme ça que j’ai trouvé un palliatif en développant l’extrajudiciaire.
Pour atteindre cet objectif, j’ai été obligé de trouver des moyens pour ma visibilité et je me suis dit que je devais convaincre le monde des affaires, lequel ne peut se concevoir en dehors de la Fédération des Entreprises du Congo où j’ai trouvé des dirigeants très disposés à m’encourager.
Je me suis sacrifié en acceptant d’être consultant de cette fédération. J’ai accepté également de participer aux grands forums, d’animer et de participer aux conférences (Indaba Mining, conférences sur l’énergie et autres), aux côtés des autres cabinets notamment le cabinet de feu maître Emery Mukendi Wafwana.
Au démarrage de votre cabinet, comment cela s’est-il passé ?
J’avais sollicité le concours de certains confrères pour qu’on puisse procéder au regroupement de cabinets. Lorsque je suis allé voir le premier, il était un peu réticent. Pour lui, je l’approchais plutôt pour sa clientèle… Le deuxième est tombé d’accord, mais malheureusement il avait un problème de santé.
Le troisième a mordu à la seconde en me disant qu’il n’y avait aucun problème, qu’il acceptait que je mette mon nom parce que j’avais déjà une avance par rapport à lui. Quant aux charges, nous nous partageons et depuis lors nous sommes ensemble, Maître Serge Masumbu Kapweshi qui a accepté de fermer son cabinet pour que nous fassions un regroupement.
L’idée de regroupement a toujours été capitale à moi, d’ailleurs dans mon programme d’action comme candidat bâtonnier, j’ai demandé aux avocats de réfléchir sur cette question d’union parce que l’on dit que l’union fait la force.
Localement, nous avons commencé à deux et maintenant, nous sommes à 13. Je suis allé visiter quelques cabinets à l’étranger, ils sont mille cinq cents avocats dans un seul cabinet, c’est le cas notamment du cabinet Norton Rose en Afrique du Sud avec plusieurs spécialités.
Quelle est la nouvelle vision du Bâtonnier Jean-Paul Kitenge pour les 1700 avocats de la province du Haut-Katanga ?
Je dirai que c’est la vision des avocats eux-mêmes. Je vis avec eux et connais leurs aspirations. Mon rôle sera de concrétiser, par mon leadership, leurs aspirations. Je mettrai en place mon programme, inspiré de ces aspirations de la plupart de mes confrères.
Je ferai de mon mieux pour le rayonnement de ce barreau par les formations, la discipline, la protection de l’avocat et la promotion de ce dernier en visant l’unité du corps sans oublier le social. Pour comprendre le social de l’avocat, nous devons faire la part des choses en distinguant les éléments de ce social notamment le problème lié aux cotisations.
Ils estiment cotiser beaucoup, mais qu’en contrepartie, ils ne trouvent pas leur compte. C’est un problème réel parce qu’indépendamment des cotisations annuelles, les avocats sont butés au paiement des divers frais. C’est une question qui sera examinée avec sérieux.
Quel type de traitement pour les collaborateurs dans les cabinets ?
Nous sommes légalement obligés d’avoir des contrats de collaboration dans des cabinets d’avocat. Est-ce que dans tous les cabinets il y a des contrats de collaboration signés et respectés ? Cela fait partie aussi du social des avocats. C’est aux patrons de cabinet d’être plus regardants dans le traitement des collaborateurs.
Parlez-nous un peu de la formation des avocats, est-ce que vous avez un programme venant des avocats ?
En fait, l’avocat a déjà un minimum, une base dans sa formation universitaire et le stage.
À cette base, il faut ajouter la formation pour que l’avocat soit mis à niveau et qu’il soit compétitif. La bonne manière pour que l’avocat se mette à niveau aujourd’hui, c’est la formation. Pour moi, j’estime que cette formation doit être continue.
Je prends toujours l’exemple du barreau de Liège qui a mis en place la CUP, (Commission Universitaire et Palais), c’est-à-dire une plate-forme où les magistrats se retrouvent avec les avocats et avec les autres barreaux, non seulement de la France et de la Belgique, mais aussi avec d’autres barreaux de la République. Aujourd’hui, nous avons 26 barreaux alors qu’il n’y en avait que 11.
Les gens ont seulement tendance à croire que la coopération c’est seulement avec la Belgique, nous pouvons avoir la coopération même avec les barreaux africains qui peuvent nous enrichir dans des échanges. Ils peuvent avoir un pas d’avance par rapport à nous sur certains points, le contraire étant aussi possible. Et dans ce cas, nous ferons appel à leur expertise.
Avec cette expertise si les contacts se font avec des magistrats rodés, des professeurs d’université et d’autres avocats plus rodés, cela nous aide à nous mettre à niveau. Parlez-nous un peu des états généraux de la profession !
Nous avons un vieux barreau, sinon l’un des plus vieux de la République. Nous avons eu des corporations depuis 1932. La première corporation, c’est l’union professionnelle des avocats du Katanga. Mais la loi qui a créé les barreaux est de 1968, la seconde loi de 1979 qui nous régit jusqu’à ces jours. Vous réalisez que nous sommes en 2022, mais toujours régi par la loi de 1979.
Cela veut dire qu’il y a beaucoup de choses qui ont changé. La remise en question de tout ce que nous avons fait. Nous voulons que les avocats donnent des pistes pour adapter la profession. Cela est possible parce qu’il y a le principe de l’autonomie de chaque barreau et ce principe nous aide à mettre en place un règlement intérieur abordant des problèmes spécifiques.
Parlez-nous maintenant de la promotion des femmes avocates.
Dans notre programme, nous avons mis un accent particulier sur la femme avocate. Tout est parti d’un constat : concernant les avocats inscrits avant 1999, vous ne trouverez pas quatre avocates qui prestent à temps plein, et donc elles ne sont pas actives dans les prétoires.
Je veux faire aussi comprendre à l’avocate qu’elle n’a pas seulement la voie judiciaire pour s’en sortir. Il y a aussi la voie extrajudiciaire. Aujourd’hui, sur les 1700 avocats, nous n’avons que 290 avocates et ce nombre risque de diminuer dans 10 ans.
Quelle pourrait être l’action du nouveau bâtonnier pour les jeunes avocats ?
Dans mon programme d’action, j’ai insisté sur la formation et la vulgarisation de la profession en interne. Voilà comment ça se passe chez nous. Quand j’ai fini l’université, en dernière année, j’ai eu un cours de déontologie des professions judiciaires.
Avec les réformes sur l’enseignement universitaire, les charges horaires ont été vraiment réduites, en ce qui concerne le cours de déontologie, nous avons trois modules et c’est moins de cinq heures pour la partie des avocats.
Ce qui fait que le juriste qui termine ses études n’a pas la notion exacte de la profession d’avocat. Heureusement quand on finit l’université, on prête serment, on a une période de deux ans de stage, la fameuse période probatoire.
La loi a voulu que pendant cette période l’avocat apprenne la déontologie. Ce n’est qu’après avoir terminé son cycle de deux ans qu’il reçoit un certificat d’aptitude professionnelle d’avocat que l’on appelle Capa, et être avocat.
Y a-t-il un problème de déontologie dans la profession ?
Oui, les nombreuses affaires portées devant le Conseil en disciplinaire sont la preuve qu’il y a toujours un problème de déontologie. Mais pour prévenir tout cela, il est instauré la période de stage, parce que nous sommes dans une profession initiatique.
Je peux dire que la déontologie c’est la conduite de l’avocat, la manière dont il doit se conduire dans son cabinet, au palais de justice, dans sa vie privée…, il est enseigné même que l’avocat n’a pas de vie privée. Il faut donc être très regardant sur la déontologie.
Vous constaterez que la loi et les règlements ne parlent pas trop du terme infraction parce que l’on suppose que l’avocat ne peut pas commettre d’infractions, mais il peut commettre une faute dans sa conduite. Vous nous avez parlé de vos voyages qui vous ont fait évoluer, racontez-nous. Les voyages liés à mon métier m’ont permis de comprendre beaucoup de choses dans la profession.
À ne pas vivre en autarcie par exemple. L’effectivité des regroupements c’est à travers le voyage, l’effectivité de cette ouverture vers les extrajudiciaires, l’assise du côté relationnel. Les voyages ramènent à beaucoup de choses dans la vie des avocats.
Ce choc des civilisations et des cultures pour un avocat est très important. Je vous ai parlé d’un cabinet qui m’a marqué avant que je décide de mettre la première brique, c’est celui que j’ai visité en Afrique du Sud, à Durban. Je me suis dit pourquoi ne pas mettre ce cabinet sur la tête et le ramener au pays ! Dieu merci, on a fait un petit effort pour avoir notre petit cabinet.
Tout cela parce qu’on a voyagé et visité les autres. Eux, ils sont déjà au niveau de la spécialisation. Pour l’instant chez nous c’est encore un peu difficile de se spécialiser dans un domaine, mais il faut avoir ça dans l’avenir.
Comment voyez-vous vos relations avec les autorités politiques, judiciaires, policières ? Quelle est votre vision ?
Ma vision est très simple, toutes ces autorités doivent comprendre que la bonne administration de la justice dans un État de droit tient compte des acteurs notamment les avocats qui constituent le barreau. Une fois de plus, ma vision est très simple, on va mettre en place les plateformes de concertation afin que nous puissions faire voir à toutes les autorités que la profession d’avocat a sa raison d’être.
Si demain vous étiez ministre de la Justice, quelles seraient vos trois premières mesures ?
La justice reste un idéal. Donc nous tendons tous vers la justice. La justice juste, je crois qu’elle n’existe pas. Une fois ministre de la Justice, je commencerai par asseoir l’indépendance de la justice, ensuite doter l’appareil judiciaire de moyens conséquents. Enfin, asseoir la discipline et la formation.
Un dernier mot ?
Je demanderai aux avocats de croire en leur profession. Je sais d’où je viens et où je suis, mais je crois que c’est une question de foi et de discipline dans la vie. Aujourd’hui, je suis bâtonnier d’un grand barreau d’une grande province comme celle-ci, après combien d’années ? La raison : je me suis discipliné et j’y ai cru.
La porte du métier est grandement ouverte pour tout le monde et la réussite pour tous ceux qui sont disciplinés et travailleurs.
M&B Magazine